La vieillesse inspire toutes sortes de colloques, tables rondes et autres états généraux où les experts ès vieillissement s’expriment à tout va. Mais rarement, pour ne pas dire jamais, les personnes concernées. Que se passe-t-il à l’intérieur de soi, dans son corps et dans sa tête, quand on avance en âge ? Comment vit-on les fragilités qui surviennent, la mise à l’écart par les encore actifs, le sentiment de devenir invisible ? 

Yvonne Leménager a décidé de témoigner en direct de son grand âge, 88 ans, et de sa perte d’autonomie. 

Par Yvonne Leménager

Avoir droit au chapitre y compris dans les Ehpad. 

Quand on intègre une maison de retraite, surtout un EHPAD, c’est souvent parce que notre état physique ou mental se dégrade et que nous ne pouvons plus rester chez nous. 

À domicile, seuls ou non, nous avons notre cadre familier, nos repères, souvent très anciens. Du jour au lendemain nous intégrons un espace inconnu où il faudra s’orienter, une chambre souvent bien petite où seuls quelques objets personnels seront admis. Nous devrons nous plier aux règles régissant toute vie collective. Nous allons côtoyer des congénères plus ou moins dégradés, reflets de notre propre décrépitude. Pour beaucoup, c’est un énorme choc. 

J’avais une amie de 92 ans. Elle fut totalement bouleversée en apprenant qu’elle ne pourrait plus se faire chauffer son petit café au réveil, ni ouvrir en grand la fenêtre de sa chambre, bloquée en prévention des suicides… Une semaine avant son admission, un AVC massif l’emportait. 

Une chose est sûre, tous les résidents vivent un deuil. Celui des familles quittées, de leurs quartiers et logements, de leurs vies passées. Il faudrait une prise en charge spécifique de cet état, car un deuil a deux volets : la douleur de la perte et le travail de remaniement. Ce dernier, mal ou pas soutenu, peut susciter repli sur soi, rejet des autres, agressivité, alors que ces réactions d’autoprotection sont mortifères. 

Une de mes cousines, devenue aveugle à la suite d’une rétinite pigmentaire et débutant un Parkinson, mais très volontaire et autonome, vivait seule chez elle jusqu’au moment où elle se fractura la clavicule. Son entourage la convainquit d’entrer en EHPAD pour sa sécurité, ce qu’elle fit. Il lui fut extrêmement difficile de s’y habituer. À 78 ans, tout à fait lucide, elle se retrouva avec des personnes bien plus âgées. À table, sans concertation, elle fut placée auprès de trois personnes, l’une prostrée, les deux autres sourdes. Pas de conversation possible, une perte totale de ses repères spatiaux. Mais ce qui lui fut le plus difficile, c’est la perte de son autonomie. « On nous fait tout » disait-elle. « Je perds mes capacités, je vais devenir un légume. Et pourtant je lutte, je lutte… On nous propose des animations organisées par le personnel. C’est un menu dans lequel nous pouvons choisir, mais avons-nous en amont participé à son élaboration ? ».

Une émission de télé sur le vieillissement mental montrait des résidents assis côte à côte autour d’une table, et une animatrice leur distribuant des feuilles en vue d’un exercice de mémoire. Je me suis dit « Mais on se croirait au CP ou à la maternelle » et c’est très individualisé, cela ne facilite pas les interactions. Chacun pour soi. 

Quand on rend visite à quelqu’un en EHPAD, on est souvent frappé par l’atonie presque constante des résidents. Une amie me disait avoir vu arriver deux « nouveaux » très vivants qui, en l’espace de quatre mois, se trouvèrent dans le même état. 

Un directeur d’EHPAD m’a dit un jour qu’il y avait beaucoup plus d’interactions résidents / personnel que résidents / résidents. Il faudrait observer finement celles de tous les protagonistes et tenter, avec eux, de trouver des moyens de remédier à cela. J’insiste sur « avec eux » : personnel et résidents, soignants et soignés, appartenant à la même humanité, mais l’organisation est verticale. Il faudrait instaurer plus d’horizontalité. Deux pistes m’apparaissent : la création d’un conseil permanent des résidents ouvert à tous ceux qui pourraient ou voudraient y participer, et l’organisation de quelques activités communes aux deux parties, par exemple un apprentissage en commun de la lecture labiale. Ceci favoriserait la communication avec les malentendants.

Il faudrait aussi promouvoir des animations autres que ludiques ou occupationnelles. Nous avons eu des compétences. Ont-elles disparu ? L’échange de savoirs est toujours possible, comme de se tourner vers autrui.

Je connais, au Kremlin-Bicêtre, une association nommée « Les mamies prémas » : elles tricotent des layettes pour des tout petits de familles en difficulté. Le sentiment d’utilité est très important. L’idée est de mettre en commun nos capacités encore existantes et nos savoirs. Je suis sûre qu’on y trouverait des trésors en jachère, que nous pourrions partager pour donner du sens à notre nouvelle vie. 

La plupart des décisions nous concernant sont prises sans nous. Cela procure une impression d’invisibilité et, subtilement, nous nous soumettons petit à petit aux regards portés sur nous, alors que jusqu’à la fin de nos vies nous pouvons toujours apprendre et échanger.