Le père de Martine a exercé le métier de facteur à Rouen et dans les environs. A 88 ans, il a accepté de revenir sur ses rondes et de se soumettre aux questions de sa fille.

Par Martine Lelait 

Je dis toujours « facteur » parce que ça cause à tout le monde mais il y avait, si je me souviens bien, d’autres appellations ?

En effet, comme dans toutes les administrations il y avait différents grades ; j’ai commencé comme préposé, puis préposé chef puis j’ai fini AAPDA, c’était mon bâton de maréchal avant de partir en retraite.

C’est quoi ça AAPDA ? Pas très lisible pour le commun des mortels ?

Ça voulait dire agent d’administration principal de la distribution et de l’acheminement. Bien pompeux en effet pour dire facteur !

Qu’est ce qui t’a amené un jour à vouloir quitter l’entreprise textile où tu travaillais à Yvetot pour entrer à la Poste ?

Une amie de ta mère travaillait au bureau de poste de Yerville et je l’avais charriée en voyant une affiche pour un concours de la Poste. Comment était-ce possible ? Fallait-il vraiment passer un concours pour distribuer le courrier ? N’était-ce pas une blague ? Mais comme je ne me voyais pas rester toute ma vie sur une chaise dans l’usine, l’envie de travailler en extérieur m’attirait, j’ai tenté ce concours et je l’ai réussi. Je n’ai jamais regretté !

Le métier a bien évolué j’imagine depuis les années 60 quand tu as commencé ?

Pour ça oui, ça a changé ; c’est un métier que je ne voudrais certainement plus faire maintenant !

A mon époque, on trimballait plein d’argent puisqu’on portait à domicile les mandats, les allocations familiales, les retraites. On avait régulièrement 3 millions de francs dans la musette (mon père parle souvent en anciens francs). C’était une responsabilité importante. Un jour, mon collègue Édouard avait laissé par mégarde sa sacoche en bas d’un immeuble pour monter un recommandé au 4ème étage, eh bien c’est une habitante qui, voyant sa sacoche abandonnée, était restée en bas pour la surveiller jusqu’au retour du facteur ! Verrait-on encore cela aujourd’hui ?

A mon époque, il n’y avait pas encore de tri automatisé du courrier ; les facteurs se retrouvaient tous en salle de tri, le matin, avant de partir en tournée ; lorsqu’une adresse était mal libellée ou incomplète, on faisait un appel à tue-tête dans la salle et il se trouvait souvent un facteur pour reconnaître tel ou tel client de sa tournée.

Y a-t-il des quartiers qui t’ont plus particulièrement marqué ?

J’ai dû faire plus de 90 tournées différentes, des tournées de titulaire, des tournées de remplaçant, des tournées à pied et à vélo. Je ne peux pas dire avoir préféré un quartier à un autre. Et pourtant le Mont-Gargan à vélo, il fallait se le faire ! Entre facteurs, toutefois, nous savions que les tournées les plus intéressantes financièrement parlant, étaient, paradoxalement, dans les quartiers les plus pauvres, où les gens étaient les plus généreux en pourboires lorsqu’on venait leur payer les allocations attendues ou leur apporter le calendrier ! Les quartiers « pourris » derrière la mairie, (bien avant les jardins de l’Hôtel de Ville et les constructions modernes), la rue Orbe, la rue de la Pomme d’Or étaient connus pour être une mine d’or pour les facteurs… Mais les meilleurs clients que j’ai eus, c’étaient les personnes âgées : elles attendaient avec impatience la visite du facteur, parfois une de leurs rares visites. On les aidait à écrire leurs chèques, on leur apportait parfois à domicile de l’argent, des timbres, on prenait leurs lettres à envoyer, quand elles ne pouvaient pas se déplacer.

Tu évoquais le transport d’argent qui pouvait présenter des risques, y avait-il d’autres inconvénients, d’autres risques pour la santé, je pense par exemple aux troubles musculo-squelettiques, vu le poids des musettes ?

On n’en parlait pas tellement à cette époque, pas plus que des problèmes d’alcool que rencontraient certains facteurs. Lorsque j’étais jeune, il me semblait que les vieux facteurs étaient tous de vieux poivrots, habitués à boire leur petit verre à chaque fois qu’on leur en proposait un et, selon les tournées, les propositions étaient parfois nombreuses… Les intempéries, non plus, n’étaient pas un problème, ça faisait partie du métier, on était dehors par tous les temps, qu’il fasse soleil, qu’il pleuve, qu’il vente, on distribuait le courrier. J’avais l’habitude de dire que notre journée de distribution était moins longue que celle des cantonniers, donc je ne me plaignais pas. Il y avait les morsures de chiens aussi : à moi, ça n’est arrivé que deux fois et sans conséquence grave. J’avais pris l’habitude de demander le nom des chiens et je leur parlais.

 Quels souvenirs marquants tu as gardés ? Des anecdotes particulières ?

Chaque facteur pourrait écrire des livres entiers sur ce qu’il a pu rencontrer au cours d’une carrière, parfois des choses bien sordides, parfois aussi on a côtoyé des gens célèbres ! Je me souviens m’être retenu de flanquer une claque au fils du maire qui s’était montré odieux avec moi exigeant de prendre le courrier recommandé destiné à son père, alors qu’il n’avait pas de procuration. Un jour, j’ai découvert qu’un client qui me montrait sa carte du FLN au lieu de sa pièce d’identité avait été le chauffeur de Ben Bella. Et puis, j’ai eu comme clients des artistes : le peintre Marcel Laquay qui m’a donné une de ses toiles (les Baux de Provence) et l’écrivain Hervé Bazin, avec qui j’avais pris l’habitude de plaisanter, en disant que nous étions tous les deux des hommes de lettres !

Quelques mots en guise de conclusion ?    C’est vieux maintenant tout ça. Il y a encore quelques années, il arrivait que des gens me reconnaissent dans la rue et me saluent comme leur « ancien facteur ». Cela me faisait plaisir. Maintenant, j’ai entamé une nouvelle carrière, celle de retraité qui m’aura occupé le plus longtemps, depuis 33 ans !