Martine quadrille Rouen pour raconter comment elle a habité la ville. Quand l’histoire de l’urbanisme rejoint l’histoire personnelle, le territoire s’éclaire différemment. 

Par Martine Lelait 

Si la ville de Rouen ne m’a pas vu naître, elle m’a toutefois accueillie dès l’âge de 5 ans et j’y suis restée fidèle.

Née dans le lit de mes parents dans un petit village du Pays de Caux, j’ai en effet vécu mes premières années dans une maison sans grand confort (pas de salle de bain, ni de toilettes, une arrière-cuisine en terre battue, un poêle à charbon sur lequel on faisait chauffer l’eau) et dont je ne garde que très peu de souvenirssi ce n’est que je préférais dormir seule dans la mansarde plutôt que dans l’unique chambre de la maison avec mes parents et ma sœur ma cadette. L’autre souvenir qui me reste, c’est que j’aimais monter au grenier par l’échelle extérieure avec mon père pour dégermer les pommes de terre. D’ailleurs sont-ce vraiment des souvenirs ou bien est-ce parce que je l’ai entendu raconter ? Je ne saurais jurer ni de l’un, ni de l’autre.

Ayant été reçu au concours de facteur, mon père a quitté l’usine textile où il travaillait à Yvetot pour installer sa petite famille à Rouen, à 30 kilomètres… mais autant dire à la capitale !

C’est ainsi que nous sommes arrivés en décembre 1961 aux Sapins, dans un immeuble (le Clément Ader) dont la construction était tout juste achevée. Immeuble immense à mes yeux d’enfant de 5 ans : 13 étages avec 4 appartements par palier, le tout sur 5 escaliers, soit autant d’habitants dans ce seul immeuble que dans la petite commune que nous venions de quitter ! Se dressaient en face, de non moins immenses châteaux d’eau, liés tous les trois comme des frères siamois, avec tout autour des champs et des vaches.

L’aventure du modernisme commençait. Ma mère découvrait émerveillée, l’ascenseur, le chauffage par le sol sous le dalami (dalles en lino), l’eau chaude grâce au chauffe-eau et, grand luxe, une baignoire sabot dans laquelle elle pouvait laver le linge, bien plus pratique que le vieux bouillot sur lequel on faisait chauffer la lessiveuse. Une des premières acquisitions modernes fut un frigo, car sans arrière-cuisine, ni garde-manger, on ne pouvait rien conserver. La voiture était inconnue chez nous et la télévision n’était à cette époque-là pas encore entrée à la maison ; parfois le samedi soir, mes parents allaient la regarder chez des voisins.

La grande ville étant quelque chose de sans doute mystérieux et dangereux pour ma mère, nous étions habituées, ma sœur et moi, à jouer dans notre chambre ou sur notre balcon au 11ème étage plutôt qu’avec les enfants qui avaient le droit de jouer dehors. Néanmoins, nous allions souvent nous promener avec nos parents et en saison, cueillir des jacinthes dans le bois de la Grand’Mare qui démarrait juste au pied de la Banane, célèbre immeuble qui tenait son surnom de sa forme. 

En mai 1968, la famille s’étant agrandie d’un troisième enfant, mes parents ont obtenu une mutation pour un logement avec une chambre supplémentaire, dans un immeuble, là encore tout neuf, dans le quartier de la Lombardie, la forêt de la Grand’Mare étant de plus en plus grignotée pour laisser place à une forêt de nouveaux immeubles. Je suis restée à la Lombardie jusqu’en 1975 avec mes parents, qui eux y habiteront jusqu’en 1988. Les logements HLM que mes parents ont occupés depuis 1961 relevaient je pense d’un quota de logements réservés aux fonctionnaires de la Poste, de la Police…  A mesure que ces fonctionnaires déménageaient pour de meilleures conditions de vie, ces logements étaient attribués à des familles de plus en plus défavorisées.  

J’aurai toutefois un coup au cœur dans les années 1990 quand, parmi les démolitions engagées dans le cadre des rénovations urbaines, l’immeuble où nous étions arrivés en 1961 a été détruit. Un pan de notre histoire familiale qui s’écroulait avec les gravats. Pour ma part, jeune adulte, j’ai poursuivi, mon parcours résidentiel sur Rouen. J’ai habité un court moment avec mon futur mari dans les quartiers Ouest, sur le Mont Riboudet, puis nous avons regagné les Hauts de Rouen pour un petit appartement pendant quelques mois à Bihorel avant de traverser à nouveau la rue, non pas pour y trouver un emploi mais un logement HLM, sur le quartier des anciens Sapins.

Nous y resterons sept-huit ans avant de déménager en 1984 pour un logement dans le parc privé dans le centre-ville de Rouen, dans le quartier St Marc qui ne s’était pas encore trop gentrifié mais était déjà bien agréable à vivre avec son grand marché. On y trouvait une vie de quartier avec des petits commerces de bouche, ses écoles de proximité…

Nouvelle transition en 2017 où j’ai choisi de franchir la Seine et de m’installer sur la Rive Gauche, ce qui pour certains semblera un pas de géant, car à Rouen, la rive gauche, à l’origine essentiellement populaire, habitée par les ouvriers du textile, des faïenceries…, a très longtemps été décriée par la bonne bourgeoisie de la rive droite. Pour moi qui travaillais déjà sur cette rive depuis des décennies, ce n’était pas une révolution !

J’ai parfois eu des velléités d’aller m’installer en Bretagne, région chère à mon cœur, mais finalement je suis restée rouennaise sans regret. Au fil de ces soixante ans, j’ai vu une ville qui a bien changé et continue d’évoluer sans cesse. Quand j’ai l’occasion de retourner aux Sapins ou à la Grand’Mare, j’avoue ne reconnaître quasiment rien. Même quand je crois bien connaître cette ville, je ne suis pas sans en découvrir parfois de nouveaux aspects, de nouveaux coins. Le champion familial de la fine connaissance des noms de rues et des anciens quartiers de Rouen demeure évidemment mon père qui, comme facteur, y a distribué le courrier de très nombreuses années et a écumé quelque 96 ou 98 tournées sur les 104 que comptait Rouen !