C’est l’un des constats de l’avancée en âge : découvrir que le film ou le livre qu’on avait adoré à 20 ans ne parait plus si bien quarante ans plus tard. A quoi cela est-il dû ? Martine s’interroge. 

Par Martine Lelait

Lors d’une récente nuit d’insomnie, je poursuivais la lecture de « Son excellence, monsieur mon ami » où Jérôme Garcin raconte François-Régis Bastide, celui qui fut effectivement son ami mais aussi le créateur et l’animateur pendant un quart de siècle de l’émission « le Masque et la Plume », qui fut aussi musicien, journaliste, écrivain, amoureux fou de nombreuses femmes, critique littéraire, ambassadeur de France à Copenhague et à Vienne…

Jérôme Garcin évoquant également dans cet ouvrage des souvenirs personnels, raconte qu’il avait, à 16 ans, une grande passion pour Giraudoux, il avait tout lu de lui, son théâtre, ses romans, ses nouvelles… Or, revoyant « Ondine » au théâtre bien des années plus tard, tout le charme qu’il y trouvait dans sa jeunesse s’était comme volatilisé. Ce n’était pas la faute des comédiens mais des répliques qui, écrit-il, « ne passaient plus ». Il les trouvait terriblement datées, « la pièce sentait le moisi » !  Ce qui l’amenait à s’interroger : était-ce la pièce qui avait à ce point vieilli ou était-ce lui qui avait changé ?

Voilà une réflexion qui m’a percutée de plein fouet car me ramenant à des sentiments identiques : différentes œuvres, livres, films, que j’ai adorés dans ma jeunesse ne passent plus du tout maintenant ! Même interrogation : est-ce que ce sont eux qui ont mal vieilli ou est-ce moi ? Sont-ce mes goûts qui ont évolué, au point parfois même de détester certains personnages que j’admirais ?

J’en veux pour preuve deux exemples assez caractéristiques : « Jules et Jim », ce film de François Truffaut vu lorsque j’avais une vingtaine d’années. Le personnage de Catherine, joué par Jeanne Moreau, amoureuse de deux hommes, était pour moi un modèle enviable, merveilleux de liberté féminine. Revu il y a quelques années, ce personnage m’est apparu comme monstrueux d’égoïsme, en ce sens qu’il me semblait mener sa vie sans préoccupation aucune de ce que pouvaient ressentir ses proches, ni des dégâts collatéraux plus ou moins prévisibles.

Il en va de même pour « Nadja » le roman d’André Breton, lu lorsque j’avais 17 ans. Je découvrais alors le surréalisme et par la même occasion les rues de Paris dans lesquelles avaient déambulé, pendant neuf jours, l’auteur et cette jeune femme, Nadja, rencontrée par hasard. L’exposition «Nadja» qui s’est tenue jusqu’à encore tout récemment au Musée des Beaux-Arts de Rouen, dans le cadre de la série «Héroïnes», m’a incitée à relire le livre : je l’avais dévoré à 17 ans ; à 66 ans, toute la première partie m’a semblé indigeste : extrême densité de la dissertation, longueur épuisante des phrases, caractère un peu nombriliste à mon sens de cet exercice d’auto-admiration du « qui suis-je? » ; l’ensemble du texte me semble maintenant un peu abscons, sans doute n’ai-je plus la même vivacité intellectuelle que lorsque j’étais étudiante, j’ai sans doute perdu l’habitude de lire des textes ardus… Mais surtout, je ne sais plus que penser de cette rencontre : brève histoire d’amour comme je l’avais perçue jeune ? Ou instrumentalisation par Breton de cette femme qui sera rapidement internée en psychiatrie sous son vrai nom (Léona Delcourt) et n’en sortira plus jusqu’à sa mort en 1941, sans qu’André Breton ne vienne jamais lui rendre visite ?

J’imagine n’être pas la seule à mesurer les écarts entre ce que j’aimais jeune et ce que cela m’inspire désormais. La réponse à la question, « ce sont les choses qui vieillissent mal ou c’est moi ? » n’est sans doute pas aussi binaire que cela. Le monde a changé, moi aussi ! Jeune, j’étais enthousiaste, pleine d’espoirs, d’attentes envers l’avenir qui s’ouvrait à moi. Tout semblait possible ! Avec l’âge, si je regarde vers le passé, je constate que, eh bien non, tout n’a pas été possible, nous avons été rattrapés par un cruel principe de réalité, et quand je regarde vers l’avenir, je n’y vois pas beaucoup de perspectives enthousiasmantes.  L’actualité, elle aussi, nous amène parfois à relire ou revoir des œuvres d’hier avec des yeux d’aujourd’hui (je pense notamment à David Hamilton, Gabriel Matzneff…), ce qui accroît le décalage. Mais ce qui me semble certain, c’est qu’on peut difficilement dire qu’avec le temps on n’aime plus ce qu’on a aimé : on aime encore, mais différemment, d’un amour plus éclairé, nourri, enrichi, de l’expérience des années passées.

Un dernier exemple pour terminer et qui va dans le sens contraire (je n’aimais pas du tout, j’aime maintenant) : alors que je suis fan de quasiment tous les films de Quentin Tarantino, «Boulevard de la mort» m’avait révulsée lors de sa sortie en 2007. Je l’avais trouvé d’une violence extrême, délibérée certes mais inutilement gore à mes yeux ; revu l’an dernier, je trouve maintenant ce film très jouissif, en ce sens que les femmes n’en restent pas à leur statut de victimes mais s’organisent pour une sanguinaire vengeance ! Rien n’est jamais figé.