Au moment d’envoyer ses vœux de janvier, Martine réalise qu’elle n’a plus de nouvelles d’un ancien collègue de travail. Doit-elle le relancer ? Au risque de le découvrir dans une mauvaise passe, qui l’engagerait plus qu’elle ne le souhaiterait ? Récit personnel de réflexions universelles sur le rapport à l’autre. 

Par Martine Lelait.

Le mois de janvier, époque traditionnelle pour s’envoyer des vœux, est souvent propice à reprendre contact avec des amis que, séparés par des chemins de vie divergents, nous ne côtoyons plus aussi régulièrement qu’avant. Je ne parle pas ici des amis au sens de Facebook, réseau bien trop large pour que les accointances soient vraiment solides. Je parle des amis, des vrais, ceux avec lesquels nous avons fait un bout de chemin, plus ou moins long et partagé des moments heureux ou moins heureux.

J’en veux pour exemple une histoire, qui, dernièrement, m’a profondément touchée. 

Il était une fois un monsieur qui a maintenant plus de 80 ans et dont j’ai fait la connaissance au départ dans le cadre professionnel, c’était il y a plus de 30 ans. Un personnage très haut en couleurs, surtout en couleur noire d’ailleurs, puisque affichant depuis toujours un idéal libertaire, anarchiste et connaissant sur le bout des doigts son Léo Ferré par cœur. « Ni Dieu ni maître » mais provocateur en diable le bougre, quand il n’inondait pas toutes les femmes de déclarations d’amour intempestives qui ne manquaient jamais de mettre mal à l’aise ! C’est dire qu’il ne s’est pas fait que des amis dans sa vie. Il n’a jamais laissé personne indifférent : soit on l’appréciait comme il était avec ses qualités et ses défauts (qu’il avait nombreux), soit on le détestait furieusement sans retour en grâce possible.

Pour avoir travaillé plusieurs années ensemble sur des sujets communs, nous avons appris à nous connaître et développé des relations sur un mode toujours teinté d’humour et de dérision grâce auxquels nous pouvions nous dire des vérités qui n’auraient peut-être pas été entendues si elles avaient été dites plus sérieusement.

Si lui a cessé toute activité professionnelle depuis de très nombreuses années, nous avons continué à nous téléphoner de loin en loin pour prendre des nouvelles et pas seulement au Nouvel An. Je l’appelais ironiquement « mon amoureux des 30 » car il ne ratait jamais le 30 octobre (mon anniversaire) ni le 30 janvier (la Sainte Martine), tout cela étant tenu bien fidèlement, d’une toute petite écriture serrée, dans son agenda noirci à toutes les pages.

Or, voilà qu’un 30 est passé sans manifestation de sa part, ce qui m’a interpellée mais sans m’inquiéter outre mesure. J’ai laissé courir jusqu’à un nouveau 30, loupé lui aussi. Aussi est-ce moi qui ai pris les devants en décrochant mon téléphone mais pour trouver un interlocuteur qui m’a paru déboussolé, je n’étais même pas sûre qu’il ait compris sur le coup qui j’étais… avant qu’il me rappelle dans l’heure qui suit comme si nous ne nous étions pas parlé depuis longtemps. Est-ce que Monsieur Alzheimer commencerait son ouvrage ?

Ce contact repris, pressentant qu’il vivait dans un isolement assez grand, je lui ai proposé de venir lui rendre visite un jour, ce qu’il a accepté bien volontiers. Jusqu’à ce moment, je n’avais jamais franchi les frontières de son espace de vie personnel. Ce fut ce jour-là un atterrissage douloureux pour moi.

J’ai trouvé un bonhomme vieilli (je ne l’avais pas vu physiquement depuis bien des années, il a peut-être pensé la même chose de moi !) avec toujours une certaine verve mais décrépit, fatigué, usé, malade et refusant de se soigner, apparemment dénutri, désabusé de tout, disant « de toute façon je vais bientôt mourir ». Ce discours, récurrent au téléphone, ne m’alarmait pas, il le tenait tout le temps et depuis fort longtemps, mais, vue sur place, la situation m’a semblé plus sérieuse. Il vivait dans un immeuble que je qualifierais d’insalubre, au dernier étage, alors qu’il avait des difficultés pour se déplacer, et de ce fait il ne quittait quasiment jamais son canapé-lit, sauf pour aller acheter son journal au tabac du coin de la rue ; il vivait entouré de ses souvenirs, de ses livres, dans un fouillis impossible à qualifier de sympathique. Je me souviens de plusieurs piles de journaux par terre, hautes d’un mètre, qu’il m’a fallu contourner pour aller m’assoir autour de la table. Lorsque je suis venue, cerise sur le gâteau, l’électricité était coupée, il faisait froid, sombre, son téléphone ne fonctionnait plus, pas plus que sa bouilloire pour se faire chauffer un café. J’ai finalement pu trouver le compteur électrique dans l’escalier et actionner le disjoncteur. On a un peu discuté, échangé des souvenirs anciens et, faute d’autres sujets, fini par lire des poèmes que, pour certains, il connaissait toujours par cœur.

Je suis rentrée tellement éprouvée par cette descente dans un univers à la Zola, un gourbi qui sentait le vieux et la saleté, et par la déchéance dans laquelle sombrait ce monsieur que j’avais connu en pleine possession de ses moyens, que j’en ai parlé à deux amies qui avaient eu, elles aussi, l’heur de le côtoyer il y a fort longtemps. Une de ces amies qui a travaillé dans le social m’en a rajouté une couche me disant que je ne pouvais pas en rester là, que j’étais dans la non-assistance à personne en danger. En plus de mon mal-être, je me retrouvais en plus à culpabiliser…

Elle avait tout à fait raison, cette amie. Sa remarque a été pour moi un déclencheur de démarches. Je me suis alors autorisée signaler sa situation au CLIC (organisme chargé de l’information et de la coordination en matière de gérontologie) et partant de là, la prise en charge s’est mise en place, avec l’aide d’un médecin et de ses enfants venus de loin puisqu’ils n’habitent pas la région et il a pu être relogé dans une résidence autonomie. 

Je ne l’ai pas revu depuis. Je ne suis même pas censée savoir où il habite ; lui a-t-on seulement dit d’où venait le signalement de sa situation ? m’en voudra-t-il de l’avoir « dénoncé » ?

Nous sommes encore dans la période des vœux et c’était une occasion de reprendre contact mais aujourd’hui le numéro de téléphone portable n’est plus attribué, le téléphone fixe ne répond jamais, je n’ai pas pu accéder à la résidence n’ayant pas le numéro d’appartement. Inquiète à nouveau, serait-il décédé ?, j’ai interpellé à nouveau le CLIC qui a envoyé quelqu’un sur place. Il occupe toujours son appartement mais ne sort jamais, ne participe à aucune activité. 

Son Léo Ferré le chantait fort bien « avec le temps, va, tout s’en va » ; j’ai peur d’être à nouveau confrontée à cette usure liée au temps mais je vais prendre mon courage à deux mains et tenter une visite. Je lui rapporterai son livre de poèmes ou un autre.