Thésy a ouvert et dirigé pendant 14 ans un établissement médicalisé pour personnes âgées à Paris. Une fonction qui l’a passionnée et enrichie sur le plan personnel. Les révélations sur le fonctionnement des Ehpad du groupe Orpéa l’a révoltée. Elle s’en est ouvert à Claudie, collègue de la rédaction des Curieux Aînés, qui l’a interviewée.

Par Claudie Perrot & Thésy Bionnier

Quel genre d’établissement pour personnes âgées dirigiez-vous, Thésy ? 

Il s’agissait d’un établissement public médicalisé de 120 lits, d’architecture très innovante qui était associé à une crèche de 40 berceaux et qui était situé à Paris. L’âge moyen des résidents était de 85 ans, comme dans les Ehpad, mais leur état de santé était fragile. Leur entrée dépendait de la décision d’un médecin, qui étudiait les dossiers des demandeurs et les sélectionnait en fonction de l’urgence médicale. A l’époque, la liste d’attente était longue. La population était hétérogène : on accueillait aussi bien un ex-PDG qu’une femme SDF que j’avais connue sur les quais de Seine ! Mon ambition a toujours été de faire de cet établissement un lieu de vie. Et que chaque résident souffre le moins possible. Vous comprendrez donc Claudie, pourquoi j’ai été révoltée par le scandale des établissements Orpea et d’une manière générale par les révélations des souffrances, des maltraitances subies par les résidents qui y vivaient. Cela traduit selon moi des problèmes de management.

Qu’est-ce qu’implique la direction de ce type d’établissement ? 

Diriger un établissement de personnes âgées, c’est avoir en charge les résidents et leur famille mais aussi le personnel. Le recrutement du personnel est important et réclame beaucoup d’attention. Je l’ai géré en collaboration avec le cadre soignant supérieur. J’avais l’embarras des candidats aides-soignants et infirmiers. Non seulement, l’établissement était neuf mais la possibilité de disposer d’une place en crèche pour son enfant et aussi d’une place de parking étaient attractifs, pour les jeunes notamment. Le fait d’avoir soi-même des grands-parents et de les aimer ne suffit pas à devenir un bon professionnel du grand âge ; il faut se former. C’est pourquoi l’ensemble du personnel, tant soignant qu’administratif ou agents manutentionnaires, est allé en formation pour comprendre les besoins et les spécificités d’une personne âgée malade. Cela a participé à créer une cohésion d’équipe. J’ai pu ensuite intégrer tous les professionnels de l’établissement dans le projet de lieu de vie. Pour que les résidents en dehors des soins trouvent des occupations, bénéficient d’animations, puissent sortir de temps en temps, il a fallu que tout le monde adhère. Le médecin-chef participait à notre grand carnaval ; le manutentionnaire organisait une sortie pêche annuelle ; la kinésithérapeute, férue d’art, aménageait des sorties au musée (le jour de fermeture au public). Nous n’avons pas hésité à mettre en place des séjours « vacances », ce qui obligeait le personnel à quitter son domicile pendant une semaine, et de s’investir dans un long travail de préparation. Toutes ces actions permettaient de construire des relations différentes non seulement entre les professionnels, mais aussi avec les patients. C’étaient des grands moments de respiration et d’échange. 

On dit souvent que la maltraitance des soignants est le fruit d’une maltraitance organisationnelle. Quelle mesure avez-vous prise pour que vos professionnels se sentent bien au travail ? 

J’avais remarqué que les charges de travail étaient très différentes selon le moment de la journée. Le matin, elle est très lourde : il y a les soins médicaux, la toilette, le petit-déjeuner, le déjeuner. L’après- midi, elle est chargée aussi : il y a la visite des familles, les animations, le goûter, le dîner et le coucher. L’équipe de nuit est moins occupée, bien qu’elle ait à gérer l’angoisse de la nuit des patients et la souffrance des malades, ce qui n’est pas forcément facile. Pour ne pas léser certains professionnels par rapport aux autres, nous avions décidé de mettre en place ce que nous avons appelé « le temps choisi ». Chaque soignant devait, au cours d’un mois, faire les trois horaires, selon son rythme : certains préférant faire plus de nuits ou plus d’après-midi etc. Cela impliquait une bonne entente d’équipe car l’encadrement n’intervenait pas dans les plannings. Ce système permettait aux soignants de mieux connaître les résidents sur les 24h mais aussi de mieux gérer leur vie personnelle. Une soignante maman, souhaitant conduire son enfant à une consultation le mercredi matin se positionnait la nuit et a contrario  celle qui souhaitait aller au théâtre le soir se positionnait le matin. Cette possibilité de gérer soi-même son planning satisfaisait le personnel. Le taux d’absentéisme dans mon établissement était très faible ! 

Quelles relations aviez-vous avec les familles des résidents ?

La décision de « placer » son parent en établissement est très difficile à vivre pour les enfants. D’autant qu’elle se prend souvent sans consultation de la personne concernée, soit qu’elle n’en est plus capable, soit que cette solution est inéluctable. Dès l’ouverture de l’établissement, j’ai organisé, avant toute admission, une réunion de famille. Il me semblait très important de connaître la famille, et surtout de connaître le passé, les goûts, les difficultés de la personne que nous allions accueillir. Assistaient à cette réunion, le médecin, une infirmière, une aide-soignante, la diététicienne, la psychologue et moi-même. Cette rencontre familiale nous permettait de percevoir les tensions ou les non-dits au sein des familles. A l’angoisse, la culpabilité, l’inquiétude se manifestait aussi le soulagement d’avoir trouvé une solution de répit. Certains membres d’une famille étaient soulagés de placer leur parent quand d’autres n’étaient pas d’accord, souvent pour des problèmes d’argent. Il est arrivé que ceux qui avaient eu des rapports difficiles avec leurs parents ou qui étaient encore plein de rancœur à leur encontre nous annoncent qu’ils feraient le minimum légal.  C’était dur à entendre, mais cela permettait au personnel d’être dans la compréhension et non dans le jugement. La présence de la psychologue était très importante : elle voyait qui elle devrait soutenir en priorité. Certaines familles exprimaient des exigences particulières : la présence d’un soignant à cette réunion d’admission permettait qu’il se détermine directement. 

Vous n’avez jamais rencontré de difficulté avec les familles ? 

Les familles sont tellement angoissées qu’elles se montrent parfois très exigeantes. Elles ne se rendent pas compte des difficultés du personnel. C’est pourquoi, il est important que toute remarque, toute insatisfaction soit traitée immédiatement pour que l’on puisse demander au personnel de rectifier son attitude ou alors expliquer à la famille le pourquoi des choses. Le directeur de ce type d’établissement doit en permanence satisfaire le patient, la famille et le personnel. Personnellement, je passais au moins deux fois par jour dans les services pour voir, entendre, écouter tout un chacun. 

Et financièrement, vous vous en sortiez comment ? 

Un directeur d’établissement pour personnes âgées, qu’il soit public ou privé, se doit de respecter son budget. Mais ce budget est négociable. Il peut donc se donner les moyens de l’augmenter, surtout si la structure « haut-de-gamme » oblige les résidents à payer beaucoup pour y vivre. Toute institution a un cahier des charges et je ne peux imaginer qu’il y soit écrit que l’on ne peut donner plus de deux biscottes pour le petit-déjeuner d’un résident ou que les protections soient limitées etc. S’occuper des personnes âgées c’est se battre pour demander toujours plus, toujours mieux. Nous serons tous vieux un jour, alors battons-nous pour que le gouvernement donne des moyens pour la prise en charge des aînés et pour que le travail des personnels soit reconnu et payé à sa juste valeur.

Quel souvenir gardez-vous de cette expérience professionnelle ? 

Ce fut mon dernier poste avant ma retraite, celui dont je suis le plus fière et qui fut le plus passionnant, le plus dur mais aussi le plus enrichissant. Depuis que j’ai arrêté, il y a vingt-deux ans, je rencontre chaque année les cadres qui ont travaillé avec moi. Ensemble, nous avons grand plaisir à évoquer les bons moments passés avec nos résidents.