Pierre est un homme de la terre, né à l’époque où la charrue était tirée par le cheval. Il connaît le nom des plantes rares et des animaux farouches. Il est le voisin de Marie, qui en a fait un portrait touchant. 

Par Marie H. 

« Enfant, j’ai connu la charrue tirée par le cheval, le nôtre s’appelait Bijou. C’était un beau percheron pommelé gris, doux et docile ». L’homme qui parle ainsi est un homme âgé, mais pas « vieux », il vient de temps en temps chez nous prendre « un coup de café ». Il parle volontiers de son enfance et de sa jeunesse, époque où il aidait ses parents dans leur ferme du Pays de Bray. L’ouvrage ne manquait pas. Ses mains noueuses reposent sur la table, il savoure lentement son café, dans ses yeux bleus passent des lueurs d’enfance. Parfois une petite flamme ironique danse au coin de son œil. « Ces citadins, ils ne connaissent rien de la campagne » doit-il penser. Il reste calme, souriant, remercie pour le bon accueil et nous convie à une collation pour un de ces dimanches. Nous remercions à notre tour et précisons que nous viendrons accompagnés de produits locaux, tel ce pâté de lapin qu’il a plaisir à étaler sur son pain.

Sa vie a été rude au fil des hivers froids auxquels succédèrent des étés pluvieux ou trop secs. La fatigue certains jours se fait sentir. Il ne se plaint pas, il a été son maître. Il possède encore quelques vaches dont il aime s’occuper. Et puis ses prés ont besoin d’être pâturés. Il nous le dit : sans les paysans, la terre s’ensauvagerait. L’été venu, il fauche, il est un des derniers à faucher son herbe à la main. De l’autre côté de notre haie, nous le voyons avancer au rythme de sa faux.  « Je n’ai pas perdu la main, nous » crie-t-il, fier de son avance régulière, bien rythmée par le balancement de la faux. C’est un rude travail, il faut y être brisé. Le soir, sa silhouette trapue se profile sur le couchant. Il est venu faner à la fraîche, après avoir rempli sa tonne et abreuvé ses bêtes.

Il se déplace à l’aide d’un vieux tracteur qu’il bichonne pour le faire durer. Il habite la maison de son oncle, autrefois maréchal-ferrant. Un rosier centenaire fleurit tous les ans sur le mur, au sud. De belles roses au jaune éclatant, très parfumées. Les volets peints en vert restent ouverts quels que soient l’heure et le temps. Il vit au rez-de-chaussée dans une vaste pièce où une cuisinière à bois ronfle tout l’hiver. C’est un célibataire endurci, fils unique, il est resté près de sa mère devenue veuve, c’était une dame très âgée, charmante. Quand pour le taquiner on lui parle mariage, il rétorque aussitôt : « j’ai trop l’habitude de la liberté, je suis bien comme ça, trop l’habitude d’être seul » et il éclate d’un grand rire.

Ce qui frappe chez cet homme, c’est son aptitude au bonheur, il aime la vie. Il accepte volontiers et rend de même les invitations. C’est un convive disert et aimable. C’est un voisin serviable, il apporte son aide et ses conseils à ceux qui les requièrent. C’est un très bon jardinier, il cultive de belles fleurs et, mieux encore, des légumes succulents. La nature n’a pas de secret pour lui, il connaît les bêtes des champs et celles, plus farouches, des bois. Il énumère le nom des plantes des champs, leur surnom, souvent en rapport avec les soins procurés par leur racine, leur fleur ou leur feuille. Il regarde le ciel et devine qu’il pleut à trois kilomètres et peut prédire le temps des jours à venir.

Michel, c’est son prénom, est devenu un ami dont nous sommes fiers, l’honneur est pour nous. Un homme rare, doué du plus beau des courages, le courage d’être gai.