Par un beau matin d’octobre j’avance, masquée, dans les allées du square de mon quartier. J’ai rendez-vous avec mon amie Mado. Dans ce jardin Mado est une institution, elle fait partie du décor. Nous avons le même âge et avons ramé sur les mêmes galères. Ça crée des liens.

Par Marie H.

Au détour d’une allée, j’aperçois sa fine silhouette, ses cheveux blancs, son masque noir ; elle marche d’un pas alerte. Après avoir pris des nouvelles de notre santé et de celle des amis, nous nous installons sur « son banc ». Nous égrenons quelques souvenirs, genre « ce n’était pas mieux avant ». Certes la camarde, embusquée derrière la Covid, nous guette mais pour nous c’est un combat d’arrière-garde et nous le menons le plus gaiement possible. Les lamentations ne sont pas de saison.

Mado étrenne une superbe veste de tweed, je lui demande où elle a trouvé cette merveille, couleur mousse et bruyère. Ma chère, c’est du vintage pur jus. J’ai dégotté cette pièce rare au vestiaire du Secours Populaire, mon fournisseur habituel. 

Comme je m’étonne de ne pas la voir profiter du plein air pour fumer, je m’attire cette réponse scandalisée : si je ne fume plus, ce n’est pas par vertu, ni pour prolonger mon existence de quelques mois, c’est parce que ma retraite ne me permet pas ce genre de folie. Avec le prix d’un paquet de blondes je me nourris deux jours. Sous prétexte de santé publique « ils » vont nous contraindre à l’abstinence. La cigarette tue, l’alcool tue. Et la bêtise alors, elle ne serait pas mortifère par hasard ? Ça y est, Mado a enfourché son cheval de bataille : la restriction des libertés individuelles. Courroucée elle ajoute : tout de même il faut être culotté pour nous déconseiller la cigarette alors qu’ils nous cancérisent à tout va avec leurs chimies toxiques !

Pour détendre l’atmosphère je lui tends un livre « Pensées et aphorismes nécessaires à la survie ». Tiens, prends le, je te le donne, ça devrait te plaire. Ecoute ça ; je lui lis la pensée d’un certain empereur romain : « j’ai tout eu et ce tout était rien ». 

Après réflexion, nous le trouvons quand même un peu désabusé le sage latin ; il aurait peut-être préféré naître esclave au fin fond de l’empire ? Nous nous amusons à retourner sa phrase : je n’ai rien eu et ce rien était tout. Le fou rire nous prend.

Je regarde ma montre, il est presque dix heures, nous devons aller chercher les courses à distribuer aux « invalides » de notre rue. Nous philosopherons plus tard. Mado m’assène le mot de la fin : dans la vie, le difficile ce n’est pas de sortir de la Sorbonne, c’est de sortir de l’ordinaire. Nous rions de nouveau. On n’est pas sérieux quand on a soixante dix sept ans.