Jusqu’au 17 septembre, le musée industriel de la Corderie Valois à Notre-Dame-de-Bondeville présente une exposition sur les liens entre l’esclavage et la Normandie. Françoise l’a visitée et partage ses impressions et découvertes sur le commerce triangulaire.

Par Françoise S. 

En commençant la visite, voici quelle fut ma première impression : « waouh, que c’est joli ! »
De magnifiques vitrines contenant des services à vaisselle luxueux, datant des XVIIIe et XIXe siècle, en jettent plein les yeux dès l’entrée. Certaines pièces servaient aux petits plaisirs gustatifs des familles aisées pour contenir le sucre, le café ou le chocolat qu’ils consommaient …et provenaient du dur labeur des peuples esclavagisés.
Premier choc : parmi les assiettes, tasses, plats, coupelles, un objet étrange, inconnu au répertoire de l’art de la table. Il s’agit d’un speculum oris : un ouvre-bouche en métal permettant de forcer les esclaves à manger. Beaucoup préféraient en effet se suicider en jeûnant. Infliger une telle torture à des êtres humains, les gaver de force, rappelle que les esclaves étaient d’abord une source de revenus. Monstrueux ! « Ce qui sert à vos plaisirs est mouillé de nos larmes ! » ai-je lu durant cette visite. Protéger davantage le produit de consommation que ceux qui ont contribué à le produire ne date pas d’aujourd’hui. 

Cette exposition sur le commerce triangulaire révèle l’envers de la prospérité industrielle normande, qui devait beaucoup à ce qui est désormais qualifié de crime contre l’humanité.
Parmi les objets exposés, de nombreux documents, textiles, bibelots représentant des esclaves, mais aussi des instruments de navigations, des portraits et buste de négociants, acteurs du commerce triangulaire, et des portraits de personnalités abolitionnistes. 
Un arbre généalogique, constitué de poupées, a particulièrement attiré mon attention. Il est l’œuvre de l’artiste Emmanuelle Gall et représente son histoire familiale depuis 300 ans. On découvre que ses ancêtres venaient d’Afrique et qu’elle est une descendante d’esclaves immigrés à Rouen.
De vitrine en vitrine, des voix content l’histoire du passé maritime normand. 
Le commerce des esclaves s’est mis en place dans le deuxième tiers du XVIIIe siècle, plus précisément entre1750 et 1840.
La ville de Rouen y occupait une belle place. Des conglomérats parfois de huit personnes fortunées se ressemblaient pour équiper un navire et financer une expédition. De gros bateaux partaient du Havre mais surtout de Dieppe. Leur voyage pouvait durer jusqu’à 18 mois et se révéler dangereux. Il fallait compter jusqu’à 3 mois pour remplir le bateau d’esclaves.
Pourquoi parle-t-on de commerce triangulaire ?
Les bateaux partaient chargés de tonneaux, jusqu’à 400 parfois, qui contenaient des tissus, des cotonnades, des armes, du fer et des métaux et permettaient de faire du troc avec les chefs de village africain. Les esclaves étaient échangés contre ces objets sans grande valeur. Pas cher payée, la vie humaine ! 
Les esclaves étaient ensuite emmenés aux Antilles, à Saint-Domingue, à Tahiti, en Martinique et en Guadeloupe, tous territoires français, où ils étaient vendus à des colons. Un tiers des planteurs de la Martinique et de la Guadeloupe étaient originaires de Rouen (50 familles concernées) et de Dieppe. Ensuite, les bateaux revenaient en Normandie chargés de sucre, café, chocolat, coton, indigo, tabac…autant de marchandises exotiques achetées avec l’argent provenant de la vente des esclaves. 
Au cours du XVIIIe siècle, Rouen, le Havre et Honfleur ont représenté le deuxième centre de commerce triangulaire après la ville de Nantes.

Avec les marchandises arrivaient aussi des humains. Certains appartenaient à l’élite africaine et étaient employés comme domestiques, notamment à Rouen. Mais les planteurs regrettaient parfois leur force de travail, alors ils exigeaient leur retour aux Antilles. Pour empêcher que ces Noirs ne prennent racine en France, Louis XVI a créé en 1771 une police des Noirs. La logique commerciale a pris le pas sur les Lumières de l’époque… Huit dépôts ont donc été créés, dont deux en Normandie, l’un à Rouen à côté du Palais de Justice et l’autre au Havre. 
La remise en cause de l’esclavage a été mieux acceptée à Rouen qu’au Havre ; l’esclavage a été aboli en 1791, avant d’être rétabli par Napoléon en 1802.
C’est en 1788 que la première association française abolitionniste a été créée : elle s’appelait la fondation de la Société des amis des Noirs. L’abolition définitive de l’esclavage en France date de 1848. 
Mais n’oublions pas qu’au Havre, la traite des Noirs s’est poursuivie illégalement jusqu’en 1860, grâce, notamment, à Jules Masurier, futur maire du Havre ! Le passé esclavagiste des villes du Havre et de Rouen, n’a pas encore fait l’objet d’une remise en question collective. L’histoire coloniale se lit encore dans plusieurs noms de rues et d’écoles. 
Quand donc prendrons-nous conscience de ces mots du poète et homme politique français, Aimé Césaire : « La colonisation déshumanise l’homme le plus civilisé … Rapports de domination et de soumission… colonisation = classification ».