Mademoiselle M. était gaie, fantaisiste et amicale avec les enfants. Au point de devenir une figure de référence pour une petite fille. 

Par Françoise S.

Mademoiselle M. fait partie des femmes qui m’ont marquée. 

Je l’ai connue enfant. Elle ne m’évoque que des bons souvenirs. 

C’était une amie de la famille. Une vraie, car après le veuvage de maman, elle n’a pas hésité à lui prêter de l’argent sans intérêt pour ouvrir un petit commerce de vêtements d’enfants et de mercerie. Ainsi, maman a pu exercer un travail indépendant.

J’ai connu Mademoiselle M. après guerre. 

Ce qu’on appelait une « théâtreuse » 

Mon plus lointain souvenir avec Mademoiselle M. est la petite fête costumée qu’elle avait organisée avec la famille sur une estrade au fond d’une cours d’un vieux quartier de Rouen. Mademoiselle M. était ce qu’on appelait « une théâtreuse ». Je ne me souviens pas de mon déguisement. Peut-être en petite fille modèle ? 

Mademoiselle M. était la fille de costumiers bien connus de la ville.  Une immense pièce au rez-de-chaussée du bel immeuble où elle vivait était d’ailleurs remplie de costumes de toutes les époques, un vrai plaisir pour les petits et les grands. Elle-même était maquilleuse au théâtre des Arts où elle devint plus tard abonnée à une place d’orchestre. Une fois, elle m’a maquillée en chinoise. 

Mademoiselle M. a animé toutes nos cérémonies : baptêmes, communions, mariages.

Je possède de nombreuses photos de cette époque.

Après une communion, nous avons même défilé déguisés dans un village : mon père, un homme doux, était habillé en toréador, deux s’étaient glissés dans un costume de taureau. Cela avait jasé dans le village !  

Lors d’une autre fête, Mademoiselle M. a reproduit un village africain avec costumes et maquillage. Je me souviens que les figurants avaient eu beaucoup de mal à effacer les traces et s’étaient momentanément transformés en peaux rouges ! 

Attentive aux enfants et aux chats 

Propriétaire de l’immeuble où elle vivait, Mademoiselle M. était souvent visitée par les enfants des locataires qui venaient lui conter leurs petits malheurs. Quand j’étais au collège après les cours, je rendais lui régulièrement visite. Je grimpais à l’étage, sonnais et elle me recevait avec joie en me disant : «N’oublie pas d’aller aussi voir ta tante! », Celle-ci habitait une chambre de bonne au dernier étage. Tante C. avait été mariée en secondes noces avec mon grand-père maternel. Jeune veuve un an après son mariage, je sais qu’elle a travaillé dur dans une blanchisserie pendant des années jusqu’à sa retraite. Quelquefois, j’oubliais de monter car tantine, aigrie par la vie, n’était pas si aimable. J’ai compris pourquoi beaucoup plus tard. 

L’appartement de Mademoiselle M. au premier étage était haut de plafond et sentait un mélange de  vieilles choses, de poussière et de chat.

Mademoiselle M. reportait en effet son affection sur ses deux chats,  mais pas seulement, elle nourrissait ceux de son quartier. Elle remplissait un panier de nourriture pour chat et le laissait glisser jusqu’à la cour. Une fois le repas terminé elle remontait le panier jusqu’à la prochaine fois. Lorsque je rentrais ma mère devinait d’où je venais par les senteurs du cartable de cuir. Un jour, ma cousine et moi avons été invitées chez Mademoiselle M. un midi. Le déjeuner était raté, mais nous avons bien ri.  

Autre particularité : Mademoiselle M. avait une pièce réservée à tout ce qu’il ne fallait pas jeter (jusqu’à des bouts de ficelle). Elle possédait toute une collection d’escarpins de Carmen, noires avec une bride, quasiment identiques. 

Une vieille-fille croyait-on ! 

Quand je l’ai connue, Mademoiselle M. était une blonde aux yeux clairs, d’environ quarante ans. Son père était décédé. Elle vivait avec sa mère, adorable, qu’elle a gardée et soignée jusqu’à la fin. Elle était célibataire. Elle aimait chanter des airs d’opérette et d’opéra. On disait d’elle que c’était une vieille fille, et je croyais ferme qu’elle ressemblait à la rosière encadrée dans son couloir, face à sa porte d’entrée. 

J’ai appris plus tard que si Mademoiselle M. était célibataire et sans enfant, c’est parce que son père n’avait pas voulu payer sa dot : il était trop attaché à sa fille unique. 

Un jour où mon frère était venu lui demander une chemise pour aller danser lors d’un réveillon, Mademoiselle M. a dit à ma mère, les larmes aux yeux : « C’est ça qui m’a manqué ! ».  Elle aurait aimé avoir un fils, mais la bienséance bourgeoise n’aurait pas accepté qu’elle fût fille-mère.

Je me souviens de mon effarement lorsque ma mère m’a annoncé un jour : « Mademoiselle M. a tenté de se jeter du toit ! ». Incroyable ! Comment une personne aussi amusante avait-elle pu être traversée par une idée pareille ?  

J’ai su plus tard que Mademoiselle M. avait sa face sombre : elle vivait un amour interdit par la religion, et impensable dans son milieu. Son amant était mort dans un accident et elle a voulu se suicider. 

J’ai compris alors qu’elle n’était pas une rosière mais une vraie femme qui vivait un secret.

Heureusement, Mademoiselle M. s’est remise peu à peu, et nous nous sommes encore rencontrées. J’ai participé à l’animation de ses 50 ans. Elle est venue à mon mariage. Ensuite, nous nous sommes perdues de vue. Je le regrette.  Elle a paisiblement terminé sa vie dans une maison de retraite. 

Peut-être est-ce le fantôme de l’Opéra ?

Quelquefois, son fantôme apparaît dans ma mémoire. Je me demande pourquoi.  Elle m’a marquée par sa générosité, son originalité et son indépendance d’esprit.

Issue d’un milieu bourgeois, elle fréquentait aussi des ouvriers. Pour Mademoiselle M. pas de lutte des classes !