La menace qui plane sur le droit à l’avortement aux USA, qui paraissait pourtant acquis pour toujours déclenche chez Martine une poussée de « wokisme ». Dans une humeur qui tient du manifeste, elle rappelle que chaque droit, même acquis au terme de rudes combats, doit être défendu. Et nécessite de rester éveillé(e). 

Par Martine Lelait

Non, je ne suis pas une ex-soixante-huitarde : en 1968, j’étais en 6ème et mai 68 m’est, je l’avoue, passé au-dessus de la tête, si ce n’est que les cours au collège étaient suspendus et que mon père, en grève, emmenait promener tous les après-midis sa petite famille dans les bois. 

Mais 

Je suis de cette génération, la toute première, à avoir bénéficié en 1974, de la majorité civile fraîchement ramenée de 21 à 18 ans. Un petit pas penseront certains, un grand pas pour moi qui devenais tout à coup adulte, fière de l’être et de pouvoir rapidement m’émanciper de la tutelle familiale que, en tant qu’aînée de la fratrie, je trouvais lourde, pesante et infantilisante. Ce ne sera pas tout à fait la même chose ensuite pour ma sœur et mon frère mais le départ de l’aînée contribue souvent à essuyer les plâtres pour les suivants.

Je suis donc cette génération qui a pu voter dès l’âge de 18 ans et depuis, je n’ai raté aucun scrutin, même ceux qui n’étaient pas les plus passionnants du monde, convaincue qu’un droit, ça doit s’utiliser au risque de le perdre un jour.

Je suis de cette génération qui a eu le bonheur de connaître et utiliser la contraception dès que j’ai envisagé d’avoir des relations sexuelles. Prudente et bien élevée, je n’aurais jamais imaginé avoir des rapports non protégés. Cela m’a d’ailleurs permis de profiter de belles années de liberté sexuelle et d’échapper aux tristes années sida.

Je suis de cette génération, biberonnée au manuel « Notre corps, nous-mêmes » écrit par un collectif de Boston, au magazine « des femmes en mouvement », et à des livres-clés pour moi à cette époque (Gisèle Halimi, Benoîte Groult, Annie Leclerc…) , qui a pu suivre le développement du mouvement féministe.

Je suis de cette génération qui, en 1975, a applaudi des deux mains Simone Veil, lorsque, forte de ses convictions et à force de larmes, elle a réussi à faire voter la dépénalisation de l’avortement et à instaurer le droit à l’interruption volontaire de grossesse. Le manifeste des 343 salopes de 1971, pour avoir défrayé la chronique et bousculé le tabou de l’avortement toujours clandestin et parfois meurtrier, le procès de Bobigny l’année suivante et les efforts de Gisèle Halimi, avaient enfin porté leurs fruits.

Je suis de cette génération qui a pu choisir, ô privilège, le moment d’avoir un premier enfant, puis un deuxième.

Je suis de cette génération qui, révoltée par la guillotine encore en usage en 1976 pour Christian Ranucci, a vu avec une joie immense, abolir la peine de mort en 1981.

Je suis de cette génération qui a suivi avec intérêt en 1983 la marche pour l’égalité et contre le racisme, dite « la marche des beurs » et vu la création de SOS Racisme.

Je suis de cette génération qui a vu naître le RMI en 1988 puis le RSA pour assurer aux plus démunis un minimum de ressources, même s’il reste bien inférieur au seuil de pauvreté.

Je suis de cette génération qui, bien que critique sur l’institution du mariage, s’est réjouie que ce droit ait été étendu en 2013 à tous les couples.

Je suis de cette génération qui n’a pas vu aboutir encore tous les combats, je pense en particulier au droit de mourir dans la dignité, à l’euthanasie choisie.

Je suis, je suis… sans doute pourrais-je en rajouter encore, mais pourquoi revenir sur tout ça me direz-vous ? Non, ce n’est pas par plaisir de replonger dans les années de ma jeunesse, encore que … 

C’est surtout parce que ces libertés ne sont pas venues toutes seules, elles ont été le fruit de luttes parfois longues et douloureuses.

C’est parce que, lorsqu’on est né avec ces avantages, ces droits, on peut avoir l’impression d’un acquis qui ne sera jamais remis en cause.

C’est parce que, ailleurs dans le monde, ces libertés sont bafouées, les exemples en sont trop nombreux pour les citer tous : 

  • l’école interdite aux petites filles en Iran, 
  • le port de la burqa imposé aux femmes et leur impossibilité de sortir sans être accompagnées de leur mari, de leur frère, de leur père, bref d’un homme responsable quand elles, ne le seraient pas,
  • les discriminations envers les personnes homosexuelles, non binaires,  transgenres…
  • l’emprisonnement arbitraire sans procès et la peine de mort encore appliqués dans trop de pays, 
  • l’interdiction de journaux, les attaques contre la presse, l’assassinat de journalistes dans les démocraties illibérales,
  • la discrimination raciale, le traitement réservé aux réfugiés qu’ils soient climatiques, politiques, économiques ou venant de pays en guerre,
  • le durcissement envisagé dans  l’attribution du RSA
  • la remise en cause du droit à l’IVG qui est en discussion dans des pays que l’on pensait évolués,

 « Rien n’est jamais acquis à l’homme » disait Aragon. 

Aussi, pour toutes ces raisons, pour qu’un jour, au gré de gouvernements d’extrême-droite ou rétrogrades, ne nous échappent pas ces droits parfois chèrement acquis, il me semble fondamental de rester en veille !  J’ose à peine dire éveillée, « woke » tant le mot a été détourné, raillé, méprisé, que c’en est devenu une quasi-insulte ; eh bien, sans être pourtant pour l’abus de mots anglais quand le français a un équivalent, je revendique volontiers être woke.